L’équation des numéro 9

Si lors de Portugal-France, Anthony Martial n’a pas trouvé le chemin des filets malgré de nombreuses occasions, il aura tout de même marqué des points en vue de l’Euro 2020. À travers cet exemple que l’on pourrait démultiplier par dizaines, apparaît le débat qui a tranché nos quotidiens français le lendemain de la rencontre : un buteur peut-il faire un bon match sans marquer ? Comment noter le match d’un numéro 9 qui a failli devant le but ? D’une manière plus large qu’un simple match : peut-on juger un numéro 9 uniquement sur son nombre de buts marqués ? Pour répondre à ces questions, Elias Baillif, journaliste chez Eurosport et FuriaLiga, nous éclairera sur certains points.

Le numéro 9, plus qu’un simple buteur…

Quand on pense au numéro 9 idéal, on imagine un buteur qui empile but sur but. En passant par les Gerd Müller, Romário, Puskás, ou Gabriel Batistuta, le poste de numéro 9 a construit son mythe par ses joueurs capables de marquer match après match. Pourtant, bien que cet idéal de machine à buts reste toujours ancré dans les mentalités du grand public, il est aujourd’hui difficile de résumer le poste de numéro 9 à simple buteur. Une sorte de tradition persistante, résumée par Elias Baillif : « On a encore cet imaginaire du 9 tueur devant les buts, du 9 qui est une machine à marquer, du 9 qui est le meilleur buteur de son équipe et qui la sauve fréquemment » .  

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Mais à l’instar du gardien, des défenseurs, et des milieux de terrain, le buteur n’échappe pas à l’évolution constante du football, et doit s’adapter aux demandes modernes. Aujourd’hui les grandes écuries européennes recherchent des profils de plus en plus complets, des joueurs capables d’exceller dans plusieurs aspects. Ainsi, cette nouvelle demande quant à l’attaquant de pointe tend vers des profils créatifs ou simplement participatifs, plutôt que de simple « tueur » ou renard de surfaces. Elias précise : « Ce qui risque de proliférer (d’ailleurs c’est déjà le cas) ce sont les 9 qui décrochent et participent au jeu. Participer au jeu sans être le dépositaire de celui-ci, participer au jeu sans le mener ». L’évolution du poste, ou plutôt des sollicitations liées au buteur, réduit l’importance du critère d’empileur de buts lorsque l’on veut se rendre compte du niveau réel d’un buteur. C’est pour cette raison que le 9 traditionnel a muté et est en constante évolution avec l’apparition de nouveaux profils ces dernières années : neuf et demi, faux-neuf…

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La dissolution du critère purement statistique pour juger un buteur se fait au profit d’autres éléments d’analyses. Pour illustrer simplement, le cas paradigmatique de Mauro Icardi montre bien l’importance des nouveaux éléments d’analyse. Empilant but sur but à son arrivée à l’automne 2019, Leonardo pensait avoir flairé le bon coup. Néanmoins sa place de titulaire indiscutable a rapidement été remise en cause quand le numéro 9 argentin n’arrivait plus à trouver le chemin des filets. Au-delà d’un rendement en berne, c’est bien sa faible participation aux offensives parisiennes qui a été pointée du doigt. Cette présence fantomatique au fil des rencontres a ainsi poussé Thomas Tuchel à l’évincer du 11 titulaire lors des deux dernières rencontres du Final 8 en août dernier.

On voit ainsi de façon claire que la technicité devient une donnée tout aussi importante que la faculté de finition. Cette technicité ne se réduit pas à une agilité devant le but lors du dernier geste, mais s’élargit à une agilité dans les vingt, trente derniers mètres, dans les remises, dans les petits espaces… Si Luis Suarez a été un acteur principal du meilleur trio offensif de l’histoire aux côtés de Lionel Messi et Neymar, c’est d’une part grâce à ses 198 buts plantés, mais aussi grâce à ses 97 passes décisives délivrées. Sa participation devenue primordiale dans les offensives barcelonaises sous Luis Enrique a d’ailleurs tout autant marqué notre mémoire que ses nombreux buts inscrits. Pour actualiser, Harry Kane est aujourd’hui loué pour son sens du jeu, relativement loin du but adverse, en témoignent ses 8 passes décisives en 8 matches de Premier League.

… rattrapé par l’impératif de chiffres.

Malgré cette évolution vers autre chose qu’un simple scorer, le numéro 9 garde toujours ce rapport historique avec le but. A posteriori, ce que l’on retient des plus grands avant-centres de l’Histoire est effectivement leur efficacité devant la cage. Le mythique Pippo Inzaghi a forgé sa légende dans sa précision chirurgicale dans la surface. L’autre milanais, Ukrainien et Ballon d’Or 2004, Andriy Shevchenko, fait figurer son nom parmi les plus grands grâce à ses 59 buts en Ligue des Champions ou grâce à sa deuxième place au classement des meilleurs buteurs de l’AC Milan. La statistique brute est ainsi une manière de légitimer une place de titulaire, voire de numéro 9 de légende.

Une vision partagée par Elias, qui voit dans le nombre de buts un caractère essentiel pour élever un numéro 9 au rang de buteur glorieux : « [Sans beaucoup de buts] Le joueur peut être légendaire mais le 9 non. Benzema par exemple, on dira sûrement de lui que c’était un joueur de légende et pas un 9 de légende […] Sans ces composantes-là [les buts], ça me paraît difficile qu’un 9 ne marquant pas beaucoup soit qualifié de « numéro 9 légendaire.» Le but est dans les gênes du numéro 9, c’est un rapport historique devenu romantique entre le but et lui. Dans une interview pour la FIFA en 2017, Edinson Cavani déclarait : « J’ai besoin de marquer, c’est mon obsession. Les buts sont l’essence même du football. »

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Plus qu’un lien sentimental ou historique, le numéro 9, dans certaines équipes, est encore le garant d’une avance au tableau d’affichage. Si l’avant-centre ne marque pas, personne d’autre n’est en capacité de marquer. Elias image cette dépendance avec le cas de l’Inter : « Si Lukaku et Lautaro ne marquent pas les buts, qui les marquera ? On n’a pas de joueurs de côté ou de milieu offensif qui puisse marquer à la pelle, donc dans cette équipe-là, les attaquants seront jugés en bonne partie sur leur capacité à être décisifs. »

L’autre cas de dépendance au rendement de son numéro 9 se trouve dans les petites équipes, où le buteur se tient à son rôle plus traditionnel, sans grandement participer au jeu de son équipe : « Dans les plus petites équipes, le fait que le buteur ne marque pas est un problème. On dit d’ailleurs souvent qu’à l’heure de se maintenir, la présence ou non d’un attaquant qui marque dans l’effectif est déterminante. De plus, dans ces équipes-là, les attaquants auront moins cet impératif de participation au jeu car les espaces seront plus grands au moment d’attaquer, étant donné que ces équipes-là n’ont pas vocation à être protagonistes dans le jeu. »    

Prendre du recul

En définitive, la réponse n’est pas vraiment figée. Ce qui actuellement semble essentiel pour juger un numéro 9, c’est de les décrypter avec des yeux différents. Ne pas uniquement se fier au nombre de buts marqués, ni occulter complètement cette notion statistique, mais observer ce que le numéro 9 apporte à son équipe ; savoir détacher la tradition du poste du rôle du joueur. Quelles caractéristiques le rendent indispensable ? Pourquoi tel joueur plutôt qu’un autre ?

Si Olivier Giroud a réussi à s’imposer en Équipe de France, tout en conservant sa place dans la liste de Deschamps malgré sa disette lors du Mondial 2018, ce sont pour des raisons autres que le but ou la création (des tâches confiées à Mbappé ou Griezmann en l’occurence). Ses limites sont perceptibles mais ses qualités ont permis de faire briller les Bleus. Ainsi, la différence entre qualité intrinsèque et pertinence pour l’équipe sont deux termes à distinguer, et n’ont pas obligatoirement un lien direct comme l’explique Elias : « Si son équipe lui demande des choses qu’il peut faire, c’est un bon 9. Si on demande à Giroud d’apparaître dans les petits espaces, de se retourner, de mener les contre-attaques, d’attaquer de grands espaces, il ne sera pas à l’aise. En revanche, si on lui demande de jouer en pivot, de fixer les centraux, de déclencher le pressing, il sera adapté. […] Dans certains contextes Giroud pourra être bon […] dans d’autres il sera très difficile qu’il brille. »  

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L’équilibre devient donc le critère pour juger un numéro 9. L’équilibre de l’équipe est-il respecté lorsque tel numéro 9 est aligné ? Ici, l’idée d’équilibre ne sous-entend pas un équilibre numérique sur le terrain (se déséquilibrer pour attaquer), mais désigne un équilibre entre apport par le but, apport dans le jeu, et compatibilité avec l’équipe. À Manchester City, Sergio Agüero n’est plus la seule source de buts des Skyblues depuis l’émergence de Raheem Sterling ou de Riyad Mahrez. Il n’est pas non plus le premier créateur d’occasions, rôle porté par Kevin De Bruyne à merveille. Mais il se révèle être indispensable dans la surface de réparation, ou dans la création d’espaces pour mettre ses ailiers dans les meilleures conditions.

Ses plus de 175 buts en Premier League font de lui l’un des meilleurs n°9 de sa génération, mais son évolution dans le système Guardiola a surtout dévoilé l’un des tout meilleurs attaquants. Elias résume ce principe d’équilibre à travers d’autres exemples frappants : « Si on prend l’exemple de Liverpool, Firmino marque peu mais permet de faire marquer, ce qui au final permet d’obtenir les buts nécessaires pour gagner à long terme. […] Benzema au Real, pendant longtemps on l’a laissé tranquille concernant ses statistiques car on comprenait que le quota de buts était pris en charge par Ronaldo et que le Français était une aide précieuse pour le Portugais. »

En définitive, à travers son évolution, le numéro 9 ne peut plus uniquement se raccrocher au but. Cette évolution ne doit cependant pas reléguer le nombre de buts inscrits au second plan : marquer est et sera difficile dans le football. Comme souvent, la réponse n’est pas noire ou blanche, mais grisée par d’autres vecteurs d’analyse.

Remerciements à Elias Baillif pour sa disponibilité et sa vision apportée sur le sujet.

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